« Aimer danser c'est ressentir
Danser c'est donner »
Une interview avec Marion Ouazana et Edgardo Manero dans le Farolito
Nomade depuis 1990, l’Academia del tango argentino est établie aujourd’hui à Marseille dans le 1er arrondissement au 3 rue du commandant mages dans le studio Kordax , un lieu magique - une ancienne rhumerie transformée en lieu de danse et ouvre au public marseillais les portes du 1er conservatoire populaire de tango et folklore argentin Avec la complicité de trois artistes d'exception, Edgardo Manero (sociologue, chercheur au CNRS et tanguero), Javier Castello (danseur, chanteur et chorégraphe) et Sylvie Thomas de Saavedra (danseuse, chorégraphe, 1ère femme à danser l'art des gauchos) elle observe trois missions autour du tango argentin : entrer dans sa culture, garder son esprit dans la pratique de la danse - la transversalité - et s' interroge sur la notion d'authenticité. Le "tanguero" moderne est-il un comédien investi d'un rôle ou encore une personne authentique?
Cette recherche avec la collaboration d'autres partenaires comme (Ernesto Concha de Salsapaca )a mené à ne pas limiter l’histoire du tango à Buenos-Aires en rappelant que la modernité se trouve aux origines et que les origines du tango se perdent dans l’immensité de la pampa, instituant un triangle avec deux autres « villes-port » Montevideo et Rosario.
En offrant à travers les Noches Porteña et Vagabunda une diversité de sons et de rythmes, issus des danses populaires d’Amérique latine, le conservatoire se veut un espace de liberté où l’envie de danser permet de ressentir la culture des Porteños et du Gaucho, à travers ses ressemblances ou ses différences avec les autres cultures et danses latino-américaines. L'originalité de ce concept permet, par la popularité, d'ouvrir au plus grand nombre sans formalisme, ni académisme et de faire cohabiter pour la première fois deux disciplines : Tango Argentin (art fusionnel) et Folklore (art relationnel) à parts égales.
« Un peuple qui ne sait plus danser, ne sait plus vivre » - Léopold Senghor
Quels sont l’idée et l’esprit du conservatoire populaire ?
MO. Dans la notion de populaire, on arrive brut avec pour seul bagage le sien c’est-à-dire le poids de sa vie et non une technique, mais c'est un conservatoire car on veut véhiculer une culture donc une ambiance. Le conservatoire populaire est un lieu où l'on s'interroge pour mieux transmettre cette culture sans intellectualisme exagéré. On est une équipe permanente d'horizons divers mais complémentaires et on réfléchit sur l'authenticité. Pour nous, il est inacceptable de tout danser avec la même forme. Le tango, c'est la marche et l'abrazo.
ED. On n’a rien contre les figures mais il faut savoir les incorporer à la marche et à l'abrazo. Les figures sont le côté baroque du tango, de simples notes au pied de page. Il faut donner la priorité à la musique, finir avec la « gymnastique » habituelle dans les milongas en Europe. Si quelqu’un danse Pugliese, D’Arienzo-Echague y D’agostino-Vargas de la même forme, il y a un grave problème. Il n’a rien compris. Par ailleurs, il faut accepter le comportement social du tango qui implique avant tout le respect des autres dans le bal. Ceci est une faute que doivent assumer la plupart des professeurs. Nous croyons qu’il faut respecter les codes sans les sacraliser, certains sont excellents d'autres nuls. Le cas exemplaire est l’invitation avec le regard. Il n’y rien de plus « protecteur ». Si elle ne veut pas danser, elle regarde ailleurs.
Où et comment atteint-t-on l’authentique dans le tango ?
MO. L’authentique découle du populaire. Respecter la culture du tango, c'est connaître ses codes, comprendre son peuple et son histoire et pour cela il faut le parcourir comme une ville. Ce qui frappe quand on arrive à Buenos Aires c'est la "connexion" des couples, l'harmonie à deux. Pourquoi l'européen n'arrive pas à sortir des clichés et se contente-t-il d'imiter? Pourquoi ont-ils peur de « l’ abrazo » ? A l'Academia, on est dans un débat permanent qui engendre la création. Nous avons des conceptions différentes mais nous acceptons et apprenons grâce aux différences des uns et des autres. Ce travail est possible parce que l’équipe ne place pas le narcissisme seulement dans le tango ou le folklore.
Ne pas imiter veut dire que l'on peut prendre de chacun mais les gens doivent être au mieux avec les éléments dont ils disposent.
ED. Chaque personne danse comme il est dans la vie. Nous pensons qu’il est inutile de reproduire des techniques, de vouloir copier le professeur. On devient un clone, des caricatures. C’est toujours le problème de l’original et de la copie. Dans notre travail il y a quelque chose de l’ordre de la maïeutique, on essaie de faire sortir le tango de l’intérieur. C’est très aléatoire. On y arrive, mais il faut être sincère reconnaître qu’il y aura personnes qui ne vont jamais danser. Ce n’est pas un problème physique, mais une question d’attitude. En général sont les plus prétentieux, ceux qui dans la milonga occupent toute la piste, bousculent tout le monde et ne s’excusent jamais. Ceci me provoque un sentiment partagé de pitié et de colère, et surtout de rage quand ils se disent « professionnels ».
Quel est le lien entre le Tango et le Folklore ?
MO. La connaissance d'un peuple, c'est son territoire. On ne peut limiter l'Argentine à Buenos Aires. Borges disait "j’habite dans une autre ville qui s'appelle aussi Buenos Aires". L'origine du tango ce n'est pas que l'immigration, c'est la rencontre de plusieurs facteurs qui a permis que le tango soit une sorte de fou qui a tout englouti , musique danses etc. pour devenir un produit « unique » qui est "le tango", L'authenticité permet de remonter aux origines et même si le tango ne découle pas du folklore, il y a des liens dans les principes. D'ou vient l'élégance, le côté fier, le fait d'aller vers l'autre, cet encrage au sol ? L'intérêt, c'est qu'aujourd'hui on le réhabilite après l'avoir ignoré. Le but étant de mieux comprendre le tango.
ED. Pour le cas de l’argentine, il y a un « côté subversif » dans le retour du tango et du folklore. De forme plus générale, ce retour a un rôle dans les processus de recomposition « sociale » vécus depuis les transformations des années 1990 en Argentine. Ce retour de l’unique expression cultuelle authentiquement nationale et populaire, ne peut pas être dissocié de la tendance qui caractérise la phase actuelle du capitalisme : homogénéisation/universalisation particularisation/fragmentation. Celle-ci génère de nouvelles revendications identitaires. En Europe la situation est différente. J’ai l’hypothèse que le tango en tant que jeu de rôle reproduisant les rapports de genre propres, à une société traditionnelle constitue une réponse ludique aux rapports homme-femme instaurés par la société post industrielle.
En quoi consistent les Noche Vagabunda et Porteña ?
MO. La Noche Vagabunda consiste à permettre aux danseurs de danser les musiques en mélangeant les rythmes, comme pour dire "Arrêtez les techniques, faites-vous plaisir ! L'homme de la rue n'a pas pris tous les cours de toutes les danses. En vous connectant vous même à la musique vous pourrez alors peut-être vous connecter à l'autre". Ce travail est mené avec Ernesto Concha créateur du site Salsapaca, animateur radio, journaliste à Salsa y Rumba, mélomane et spécialiste des musiques latino - américaines plus spécifiquement afro-caribéenne . Ernesto est colombien et apporte un autre regard sur la musique et les gens. "Pour lui la vagabunda permet un retour aux sources, aux principes basics de la danse qui est "la cadence".Ce n'est pas une soirée faite pour transpirer, c'est une atmosphère où le gymnaste n'a pas sa place.. ... On part de la rue toujours et encore.,on propose du tango, du boléro, du son, du meringue, etc., on éduque l'oreille et ainsi on entre dans la récupération du vrai esprit de la danse.
La Noche Porteña est une soirée dédiée au tango avec des accents de chacarera . Elle permet de le pratiquer à travers ses codes et de ressentir la musique.
Le but des deux est de mieux danser le tango.
Pourquoi comparer le tango avec les autres musiques d'Amérique latine ?
MO. Pour mieux sentir et comprendre la musique du tango. Une danse c’est avant tout une musique, on ne peut pas interpréter les percussions comme des arrêts ou des silences...
ED. A titre personnel, comme réflexion théorique ce peut être intéressant. D’un point de vue esthétique il n’a y rien de comparable…
Quelle quête poursuit l’Academia del tango argentino ?
MO. La quête est de poser des questions et d’expérimenter. Peut-on exporter une culture ? Peut-on sortir vraiment d'un contexte? Avec humilité on essaie de le faire! La réponse est une question permanente…
ED. Donner une vision plus intimiste. Faire comprendre qu’il faut danser pour notre propre plaisir, se mobiliser pour notre désir. On ne trouve pas la jouissance dans le regard des « Autres », du public , mais dans la connexion avec cet (cette ) Autre « absolu( e ) » qui , pendant 3 minutes, quand il y a transfert -malheureusement ce n’est pas toujours le cas- devient un « Nous ». C’est clair que les européens ont un fort problème avec les pronoms personnels sujets…
Comment as-tu rencontré tes collaborateurs ?
Je connais Javier depuis les débuts de l'Academia en 1993! C'est un magnifique danseur, un félin, un grand connaisseur de la musique et du monde du tango. Bien que professionnel il a toujours accepté de soutenir l'academia dans ses déplacements et de danser aux milieux d'amateurs. C'est un homme unique sur le plan humain et de la danse! Il nous fait rêver et il est normal qu'aujourd'hui il ait une place de choix à Marseille. Celle de former les élèves et de diriger le groupe chorégraphique!
Sylvie Thomas de Saavedra qui dirige la section Folklore, est venue il y a deux ans par l'intermédiaire de Salsapaca . En insufflant son art elle a su faire cohabiter ces deux disciplines que sont le tango et le folklore à par égale en créant la Semana Argentina à Bonnieux ! Elle nous permet l'ouverture à d'autres artistes commes les Payadores ou le grand Folkloriste Luchin Lopez!!
Ma rencontre avec Edgardo a permis que le Conservatoire prenne forme. Il est celui qui rebondit sur tout ce que je fais ou dit avec un regard critique et juste! Je l'ai rencontré au Latina où je vais toujours quand je monte à paris (...à cause d' Alfredo et Isabel qui ont joué un rôle important également à l'academia ). Parmi la foule, il était l’unique personne qui ressortait. C’était incroyable ! Son élégance, sa manière de marcher comme s’il respirait m’ont tout de suite attiré ,, puis nous avons discuté de la difficulté pour les européens à danser le tango et ses remarques furent d'une telle pertinence , qu'aujourdhui , son regard de sociologue et de professeur universitaire a permis de me donner des clefs pour améliore mon enseignement et ma transmission du tango.